En rade
J'ai un ami depuis quarante-cinq ans qui, aujourd'hui, est en rade. Depuis quelques années déjà. Il a déposé sa vieille carcasse au bord de la Manche dans le Nord-Finistère et depuis, c'est marée basse. Il est à ce point où il lui semble trop tard pour construire quelque chose de nouveau, pour faire simplement des projets, et trop tôt pour commencer à creuser sa tombe. Il fait l'expérience de la déchéance. Et le pire, c'est la conscience qu'il en a. Quelques fulgurances dans son vocabulaire nous rappellent qu'il était un taureau puissant et vaillant. Mais, à la seconde suivante, il chausse ses lunettes sombres qui voient tout en gris, gris foncé. C'était mieux avant, le monde va à vau-l'eau, les gens sont méchants, etc. etc. Jusqu'à vider le trop-plein de regrets et de ressentiment. Cela ressemble au début de la fin. Elle sera lente si l'immobilisme l'emporte ou violente si les idées noires passent à l'acte.
Du bord de ma Méditerranée, je tente de pousser, par une conversation téléphonique, un peu d'eau vers la Manche, pour que revienne la marée haute, comme devrait être le cycle naturel. Car pour l'heure, l'image est fixe. La barque est échouée, mâts ballants, cul au sec, moteur grippé. De loin, je ne peux rien faire. Que pourrais-je faire de près ? Probablement, pas mieux. Partager un verre, marcher à deux au bord de la falaise et refaire le monde, écouter. Pas plus sans doute. Je n'ai pas l'allumette qui rallume la vie.
C'était un bagarreur. Il passait sa vie à se battre contre elle. Le combat. La réussite à l'arrache. Un lion dans la savane. Un animal en survie. J'ai toujours hésité à le qualifier. Je disais cow-boy un jour, indien le lendemain, chercheur d'or sans aucun doute. Parti à la conquête de l'Ouest, il n'a plus l'agilité pour monter son cheval. Alors, il sort ses boules de pétanque, pour tuer le temps et s'inventer une vie sociale. Et il râle. Mais qu'est-ce qu'il râle ! Contre le gouvernement, le numérique, la modernité en général. Contre sa compagne qui lui a perdu son cochonnet. Contre la vie qui lui a volé ses illusions, et ses certitudes surtout. Il s'était imaginé, en bout de table, patriarche d'une grande famille, vieux sage attendant les demandes de conseils de sa progéniture et déversant, la voix grave, quelques aphorismes censés expliquer la vie. Mais les temps ont changé et filent à la vitesse de l'éclair. Ses enfants ont d'autres chats à fouetter et trouvent sur d'autres chemins des lanternes pour les éclairer.
Je rêve d'une tempête sur la Bretagne qui brise les amarres du bateau, qui le pousse vers le large pour refaire les quatre cents coups, que les flots balaient son visage, lui fouettent les sangs et remettent des piles dans la machine. J'ai un ami de soixante-treize ans en attente d'une renaissance.
Le calme et l'excitation
Que cachent-ils donc derrière leurs bavardages, leur excitation, leurs mouvements inutiles ?
C'est un mystère pour moi ces attitudes survoltées, cette course en avant, ce besoin d'activité, d'agitation. On est si bien, en petit comité, posés, calmes à échanger des phrases avec des mots qui ont du sens. Je ne comprends pas la joie surjouée, l'apparence de bonheur, la vitrine à paillettes devant des coulisses sordides, le positivisme permanent qui ressemble à un aveuglement volontaire. C'est trop dur, faisons l'autruche. Je ne veux pas savoir, cela risque de scier mes tuteurs. Alors, je vais sortir m'amuser, calmer mes angoisses par de l'excitation, du bruit, du collectif festif. Et si j'ai cinq minutes, j'irai faire des achats compulsifs. Ah, ce qu'on est bien dans l'illusion !
Et en plus, ces stressés permanents vous font la leçon. Ils se croient détenteurs de "la vie". Si vous aimez le calme et le silence, ils vous croient éteints, vous renvoient dans votre grotte ou votre monastère ? Caricatural. Ils ne jurent que par le mouvement qu'ils appellent action, agitent des vagues à la surface et n'ont pas été plus productifs que vous, mais ils ont fait ce qui se voit, s'en satisfont et revendiquent le spectacle comme seule valeur. Vos réflexions, vos pensées, votre approfondissement d'idées ne fait pas avancer leur schmilblick. Il faut paraître, c'est leur moteur.
C'est pourtant dans les coulisses, les labos, les antres des poètes, les analyses qu'on change le monde. Pas dans les boites de nuit. Ils ont bien intégré le capitalisme, le toujours plus de production, de consommation, de stress. Ils sont bien dans la compétition, dans l'avoir, dans la course à la tombe. Ils auront vécu à cent à l'heure avec fièrté. Des James Dean aux petits pieds brûlent la vie. Feux follets, ils mourront vite ou mal, médaillés de l'excitation et satisfaits d'avoir brassé du vent. Drôle d'ambition de courir se fracasser sur les murs.
Une autre vie est possible. Celle du recul et de la prudence (première vertu cardinale), de la réflexion et de l'économie de mouvement, du calme et de la responsabilité. Se préserver, durer, construire des fondations solides plutôt que des tours de papier. Marathoniens au pas lent et régulier, assuré et déterminé, je vous loue bien plus que ces sprinters essoufflés et ces éjaculateurs précoces qui préfèrent les feux d'artifices à la lave du volcan. Mais ce sont eux, les extravertis excités qui investissent le devant de la scène. Plus nombreux, plus bruyants, ils prennent de la place et font leur loi, celle de notre société. Pour la vie, c'est autre chose, ils ne tiennent pas la distance. La vie appartient à ceux qui se concentrent avec lenteur.
Vivre encore
Tant que j'ai un livre en cours, je ne peux pas mourir. Il faut bien que je connaisse la fin ! Je ne peux m'absenter avant. Et puis, je n'ose pas imaginer le poids sur ceux qui auront à s'occuper de mes affaires. Ils ouvriraient au marque-page, chercheraient un sens à tout. Il s'est arrêté à la page 102, peut-être sur le mot infini qui termine le premier paragraphe. Qu'est-ce que ça veut dire ? Evidemment, ça ne veut rien dire du tout. Mais je ne crois pas à cette hypothèse. Je mourrai entre deux livres. Coincé dans le vide. Ma tâche accomplie, mon devoir fait. Je fermerai la porte sur le mot Fin, comme il se doit. Rien en suspens, toutes affaires réglées.
Aussi, je ne laisse la porte entrouverte que très peu de temps. Aussitôt rangé le livre achevé, que j'ouvre le suivant, m'offrant encore quelques heures de respiration. C'est une technique qui fonctionne bien. Pour l'instant. Sitôt sorti d'une ambiance de souffrances familiales, je plonge dans un 500 pages à découvrir. Pas le temps de ne pas respirer. J'ai encore sauvé ma peau.
J'en conclus qu'il me faut ma drogue pour rester en vie. Tant qu'il y aura des livres, je serai immortel. Elle est facile ma vie. J'ai un minimum de confort (plus qu'il n'en faut même ). Pas d'horaires. Très peu de contraintes. De l'activité physique... Et des livres. Quelques récréations d'écriture viennent compléter le tableau et je suis aux anges. Donc, je lis pour vivre. Ce n'est pas la pire des conditions.
Je n'ai pas l'air comme ça, mais je suis en train de risquer ma vie. Je viens de terminer Les taiseux de Jean-Louis Ezine et La treizième heure d'Emmanuelle Bayamack-Tam m'attend. Je suis dans le vide. En train d'écrire pour passer le gué. Je trompe la mort en lui faisant croire que je suis encore dans un exercice de mots. Pas bête. Mais je ne parle pas trop fort, on ne sait jamais. Je ne fais pas long, le chemin est escarpé. Je retourne me mettre à l'abri un certain temps, me glisser dans les pages, me lover dans une ambiance. Bref, vivre en caractères imprimés. Vivre encore.
Par les mots
Je ne suis que des mots. Qu'on me scanne par n'importe quel bout, je ne suis fait que de mots. Je ne connais que les mots. Tout est traduit, filtré, transformé en mots. On me dit que certains ont des émotions qui ne passent pas par les mots. Je n'y comprends rien. Je crois que j'ai des traductions d'émotions quand d'autres y ont un rapport direct. Alors, on me dit cérébral. Et cela n'a pas l'air d'être un compliment. On y voit de l'insensibilité. Alors que je suis aussi sensible qu'un autre. Peut-être plus sensible que la moyenne. Mais j'évite les démonstrations et je tempère avec des mots, des explications. Je serais plus enclin à verser une larme sur un poème décrivant un coucher de soleil que sur un coucher de soleil, plus prompt à m'émouvoir de mots que de musique. Quand je pense que certains m'expliquent avoir la chair de poule en écoutant de la musique. C'est, pour moi, surréaliste, c'est une langue étrangère. On me ferait une analyse du morceau avec des mots, il y aurait une petite chance que j'y accède. Une petite chance. La musique, tiens, parlons-en. Elle tient lieu d'art suprême par les temps qui courent. Elle est partout. Souvent subie, elle agresse mes oreilles, dans une rue, un commerce, une voiture. J'aime le silence... et les mots, dits, écrits, posés. Mais que cela ne devienne pas un bavardage non plus. J'aime les mots qui font sens, qui servent, qui élèvent, qui fraternisent.
Je serais plutôt de l'école de la psychanalyse qui guérit par la parole, que de celle de l'action sur le corps, relaxation, et autre sophrologie. Il y a le sport, peut-être. Même lorsque je médite, cela se transforme en prière, en auto-suggestion par des mots pensés. Je me décontracte parce que je lis le mot "décontracté" dans ma tête.
Je ne comprends rien aux pictogrammes. Aucun dessin ne m'aide à monter un meuble. Je me casse les doigts sur les images "d'ouverture facile". Ecrivez-moi des phrases et je suis sûr que je m'en sortirai. Des mots quoi ! Parlez à ma culture et à mon intelligence ! C'est pas compliqué ! Je parle des Bandes Dessinées ? Allez vite fait ! J'arrive à la fin de la page et je m'aperçois n'avoir lu que les bulles, n'avoir regardé aucun dessin. Obligé de recommencer. Bref, je renonce. Et je reprends un livre sans images. Un livre, quoi !
Lorsque je parle, je vois tous les mots écrits dans ma tête. J'ai un support virtuel qui imprime en même temps que je dis. A vrai dire, un millième de seconde avant. Donc, je ne parle pas, je lis ce que j'ai déjà écrit. Autant dire que pour la spontanéité, il faut repasser. Tiens, encore une attitude valorisée, la spontanéité. Nous en reparlerons une autre fois, mais je n'aime pas la spontanéité.
Alors, des mots lus, écrits, prononcés, visualisés font mon bonheur et ma vie. J'y trouve mon compte, dussé-je être en décalage par rapport à la plupart des gens. Envoyez-moi des lettres, offrez-moi des livres. J'ai même pris mes distances avec le cinéma qui avait construit ma jeunesse. Je ne regarde que rarement un film ou une série et les vidéos en général. Je n'apprends que par la lecture. Je supporte une conférence s'il n'y a aucune mise en scène. Je ne vais plus que rarement dans un musée. J'habite dans les mots des phrases des paragraphes des pages d'un livre. Même lorsque je fais des activités de détente, marche, course, vélo, repassage, je suis en écriture interne, je fais mes pleins et mes déliés en même temps.
Une exception, peut-être. J'adore les cartes de géographie. Ce sont des dessins pourtant. Ajoutons des mots dessus, créons des légendes et je suis aux anges. Si on les anime, comme dans cette émission d'Arte, "Le dessous des cartes", je comprends tout.
Quand je pense qu'on entend parfois "ce ne sont que des mots" pour dénigrer un propos. Oui, ce ne sont que des mots. Mais, les mots, c'est tout. Une sorte de liquide vital qui relie tout. Il faut nommer les choses. Rien de mieux que les mots pour le faire.
Lectures 2022
Janvier
En bas, les nuages – Marc Dugain
Le consentement - Vanessa Springora
Tous les matins du monde - Pascal Quignard
Une forme de vie - Amélie Nothomb
Anéantir – Michel Houellebecq
U.V. – Serge Joncour
La nouvelle vie de Paul Sneijder - Jean-Paul Dubois
Eloge du mariage, de l'engagement et autres folies - Christiane Singer
Chanson bretonne - J.M.G. Le Clézio
Les choses humaines - Karine Tuil
La métamorphose - Franz Kafka
Février
Les désossés - François d'Epenoux
Je pense à autre chose - Jean-Paul Dubois
Samuel et Alexandre - Francis Leplay
Le dernier frère - Nathacha Appanah
Mars
Tout s'est bien passé - Emmanuèle Bernheim
La volonté - Marc Dugain
Le cœur du pélican - Cécile Coulon
Mon mari - Maud Ventura
Défense du secret - Anne Dufourmantelle
Le murmure des fantômes - Boris Cyrulnik
Les derniers jours de nos pères - Joël Dicker
Repose-toi sur moi – Serge Joncour
Avril
Le plus grand défi de l'histoire de l'humanité - Aurélien Barrau
L'Evangile selon Pilate - Eric-Emmanuel Schmitt
Porca miseria - Tonino Benacquista
Virgile s'en fout - Emmanuel Venet
Mai
La tentation - Luc Lang
Ils vont tuer Robert Kennedy – Marc Dugain
Le café suspendu - Amanda Sthers
Le jeune homme – Annie Ernaux
La salamandre - Jean-Christophe Rufin
L'écume des pâtes - Tommaso Melilli
Guerre - Louis-Ferdinand Céline
Juin
L'amour sans le faire - Serge Joncour
La fille qu'on appelle - Tanguy Viel
Mémoire de fille - Annie Ernaux
Les flammes de pierre - Jean-Christophe Rufin
Térébenthine - Carole Fives
La vie devant soi – Romain Gary
Le liseur du 6h27 - Jean-Paul Didierlaurent
Aimer à peine – Michel Quint
Juillet
L'été sans retour - Giuseppe Santoliquido
Ceux qui s'aiment se laissent partir - Lisa Balavoine
Les pantoufles - Luc-Michel Fouassier
Les femmes de – Caterina Bonvicini
Après le spectacle – Francis Leplay
Fille - Camille Laurens
Août
Jours de colère - Sylvie Germain
L'autre femme - Cristina Comencini
On était des poissons - Nathalie Kuperman
Le jour d'avant - Sorj Chalandon
Gros-Câlin - Romain Gary
La vie en relief - Philippe Delerm
La nuit des pères - Gaëlle Josse
Liv Maria – Julia Kerninon
Septembre
Quelque chose à te dire - Carole Fives
Amour propre - Sylvie Le Bihan
La lenteur - Milan Kundera
Qui sait - Pauline Delabroy-Allard
Le jeu des si – Isabelle Carré
La place – Annie Ernaux
Octobre
Prends soin de moi - Jean-Paul Dubois
Eldorado - Laurent Gaudé
Quelqu'un d'autre - Tonino Benacquista
L'écrivain national - Serge Joncour
L'arrière-saison – Philippe Besson
La peau - Curzio Malaparte
Novembre
Sur l'eau - H.M.van den Brinck
Cannibale - Didier Daeninckx
Réparer les vivants - Maylis de Kerangal
À cinq ans, je suis devenue terre à terre - Jeanne Cherhal
Ce qui ne peut être volé – Cynthia Fleury/Antoine Fenoglio
Petit éloge de la vie de tous les jours - Franz Bartelt
L'âge heureux - Sigrid Undset
Comment ne pas tuer sa mère - D.H.Lawrence
Le dernier été en ville - Gianfranco Calligarich
Décembre
Se perdre - Annie Ernaux
Un fils obéissant - Laurent Seksik
Éloge du peu - Koike Ryûnosuke
Trois jours chez ma mère - François Weyergans
Alabama Song - Gilles Leroy
Extérieur monde - Olivier Rolin
Pas pleurer - Lydie Salvayre
Un chien à ma table - Claudie Hunzinger
La montagne - Jean-Noël Pancrazi
Lectures 2021 - Lectures 2020 - Lectures 2019 - Lectures 2018 - Lectures 2017
L'or du temps
Non mais tu te rends compte ? Tu as 65 ans et, inlassablement, depuis toujours, te reviennent ces obsessions de justice, de vérité, d'amour universel. Tu ne peux pas te calmer ? Te rendre à l'évidence ? Tu saoules tout le monde avec tes accents révolutionnaires, anarchistes, et pour tout dire, un peu cathos. Tu en as usé quelques-uns, quelques-unes, à tout remettre en question tout le temps, le travail, l'argent, les traditions, les conventions, et autres conformismes embourgeoisés. Et tu ne t'es pas fatigué toi-même à repasser toujours au même endroit ? Tu vois bien que ça ne marche pas ton histoire. Le monde tourne sans toi. Tu es décalé et tu n'as pas voulu "rentrer dans le rang".
Tiens, "rentrer dans le rang", c'est ce que m'avait écrit une amie sur la page de garde d'un livre de Léo Ferré en me le rendant, il y a plus de quarante ans. Il me fallait comprendre que le combat serait rude dans la marge, que se fondre dans le moule, suivre le mouvement serait plus reposant, plus confortable. Je suis resté sur le fil du rang, à essayer des incartades en permanence. Enfin, suivant les humeurs et les événements. Trop bien élevé pour foutre le bordel, furtif, je montrais un visage d'intégré pendant que le volcan grouillait à l'intérieur, que le bouillon de lave frappait à la porte pour tout emporter sur son passage. Refaire le monde. Pas moins.
C'est donc le temps de l'adolescence qui ne m'a pas quitté, moi qu'on disait mature, très jeune. Responsable, mais utopiste. Sérieux, mais idéaliste. Pas assez téméraire pour faire la révolution, pour vivre en marginal, et pas assez docile et conforme pour intégrer le rang et le troupeau. Je cherchais, et malgré une vie remplie, de constructions et de doutes, je cherche encore l'Or du temps. (C'était une chanson de Charles Dumont, l'idéaliste qui dialogue avec François Périer, le raisonnable)
Je n'invente rien. Je ressasse. Le poète s'use à labourer le merveilleux pendant que l'ambitieux fait des affaires. Bien sûr, je suis mieux dans mon modeste chez moi que dans des palais sans profondeur, mieux dans mes idéaux que dans de prosaïques possessions, mieux dans mon volcan intérieur que sous les feux d'artifices dérisoires. Le seul regret d'une vie décalée est celui de ne pas être compris, de devoir tenter de convaincre de la supériorité des idées face au matériel, de la force de l'intériorité, de la puissance des mots, de la foi en l'humain. Pendant ce temps, le capitalisme fait consommer du futile et les non-poètes suivent le torrent. Ils sont rentrés dans le rang depuis longtemps. Je suis un retraité incorrigible. Vieil anar déguisé en bourgeois, je vis dans une grotte en pleine lumière, caché derrière une façade, passe-muraille pour ne pas déranger les bourgeois. Je suis un militant silencieux, qui croit encore qu'on peut réveiller les consciences, mais qui ne fait rien pour. Je mourrai décalé, regrettant que la société ait bouffé la vie. On ne se refait pas. On ne choisit pas.
Savoir parler au crépuscule
Joëlle a un don. Elle n'est pas la seule à l'avoir, mais elle l'a. Elle sait parler "aux vieux". Et comme je suis tellement incapable de le faire, je crois que c'est un don surnaturel. Elle leur parle et voilà qu'ils ouvrent les épaules, qu'ils allument leurs yeux, qu'ils ont la parole facile. De recroquevillés, lourds, avachis quand elle arrive, ils se retrouvent ragaillardis, "debout", alertes quand elle repart. Elle me donne l'impression de faire marcher les paralytiques ; ça relève du miracle cette affaire. J'exagère, sans doute pour appuyer mon propos, mais c'est, visuellement incroyable.
Mais, qu'est-ce-qu'elle peut bien leur raconter ? Elle ne fait pas de prières, n'appose pas les mains sur leurs plaies et n'utilise que des techniques qui n'en sont pas, dit-elle. On parlerait de lien humain naturel et sincère qu'on ne serait pas loin. Elle touche avec tact, appuie de ses mots aux bons endroits, ravive des souvenirs positifs, que sais-je encore ? Elle est juste. Et ça marche cette histoire.
Eh bien moi, qui me crois généreux et humain, je suis nul dans l'exercice. Je n'ai qu'une envie, c'est écourter l'entrevue et fuir la situation. J'ai des freins éthiques et ridicules. Je veux bien faire le bien, mais je pense trop à un idéal et pas assez à l'Autre. Je ne me vois pas faire croire qu'il y a du soleil à l'entrée du cercueil. Et puis j'ai toujours eu du mal avec le crépuscule. La nuit qui tombe, l'âge qui vient, l'automne, le changement d'heure d'octobre, la courbe descendante des ambiances. Alors, accompagner "les vieux" en allumant des guirlandes, c'est pas mon truc, quand je sais que c'est les veillées mortuaires qui sont au bout du chemin. Et comme en plus, je suis plus attaché à la manière qu'au résultat, j'essaie de garder de la dignité et de la noblesse plutôt que donner du plaisir par des moyens détournés. J'aurais l'impression d'infantiliser, de prendre un air supérieur. Bref, j'ai tort et c'est comme ça.
Donnez-moi des enfants, du potentiel, de l'horizon et je saurai faire, activer les ressources, dessiner un chemin, inventer même du soleil. Je veux bien travailler dans une crèche, pas dans un EPHAD. Accompagner la descente me semble être un effort dérisoire. Booster la vie et la joie, le possible, c'est construire, c'est créer. Enfin, heureusement que tout le monde n'est pas comme moi.
Joëlle sait donc parler au crépuscule. Et je suis jaloux, car elle sait aussi parler aux enfants. Il y a de l'injustice là-dedans. Elle fait le bien sans contrepartie. A part celle de se faire du bien à le faire, bien sûr. Moi, j'ai toujours besoin de sens. Il faut que ça vaille le coup. J'ai des crises d'aquoibonisme et une passion pour les pages blanches à colorier. Je ne sais pas atténuer, je détruis pour construire. J'aime les lendemains de catastrophes, les tables rases et les volcans qui s'éveillent. Je ferais un meilleur survivaliste qu'un gestionnaire d'effondrement.
Un instant-roi
Un instant-roi est un moment qui surgit sans qu'on ne l'attende. Bientôt, il prend toute la place. On sent qu'il va durer, imprégner la mémoire, faire date. Il a cette particularité de se révéler en direct. C'est un instant présent qu'on goûte avec intensité et qui deviendra un souvenir puissant. Le vivant, on sait d'avance tout cela.
C'était un lendemain de noces. Au même endroit que la veille, dans une commune au nom poétique, "Les Côteaux Périgourdins" en pleine campagne au coeur d'un été indien. On nous avait conviés à un petit-déjeuner d'après-fête. L'idée s'avéra excellente.
Le soleil fit sortir les tables dehors. au fur et à mesure que les invités arrivaient, on rajoutait des tables. Bientôt, ce fut un alignement de plusieurs mètres où chacun changeait de place à chaque mouvement ; pour reprendre un café, aller chercher des brioches, poser pour une photo, faire de la place aux nouveaux venus. C'était "L'ami Ricoré", l'esprit de cette publicité ancrée dans bien des imaginaires où l'ambiance champêtre, familiale et ensoleillée vous envoyait en pleine figure, en un instant ce que pourrait être le bonheur. Alors, nous fûmes tous des comédiens de spot publicitaire et une famille élargie, le temps d'imprimer l'événement définitivement dans nos mémoires.
Contrairement à la veille, cérémonie oblige, nous avions la décontraction comme ligne de conduite. Tout opposait les deux rendez-vous : dress-code d'un côté et souplesse de l'autre. On avait troqué les robes sophistiquées et les talons hauts pour des jeans et des baskets, une coiffure apprêtée pour un sorti du lit étudié. Personne n'était dupe. Nous savions tous que nous avions préparé avec autant de soin nos tenues de cérémonie et notre look décontracté du lendemain. Le naturel l'emporta largement sur le convenu. Tout était liberté au matin quand le soir avait ses règles. Même la liberté de ne pas venir au petit-déjeuner allégeait le tout. Un dimanche à la campagne contre un samedi à la noce. Pourtant au même endroit.
Les cafés s'enchaînèrent. Courts pour les uns, allongés pour les autres. Les premiers, méfiants avaient emprunté la machine à café de leur gîte de peur de se trouver confrontés à une cafetière filtre passe-partout. On finit par sortir le plateau de fromages entamé la veille. Et tout le monde y trouva son compte. Pendant que les retardataires, c'est-à-dire les couche-tard, croisaient les premiers partants, chacun se souhaitait Bonne route, remerciait et se promettait de se revoir bientôt en d'autres circonstances. Et chacun pensait autant aux mariages qu'aux enterrements.
La matinée de "L'ami Ricoré" restera longtemps dans les esprits. Elle sera aussi une leçon de simplicité, un exemple à suivre, un cadeau sans pareil. Elle donnerait presque envie de se marier, les pieds dans l'herbe et les muscles relâchés, sans place attitrée ni protocole instauré. L'instant-roi n'aime pas les carcans et la bourgeoisie. L'instant-roi est démocratique et populaire. Chacun en emporte un morceau et le Tout avec lui.
C'est si simple
La vie est parfois si simple, et on ne le voit pas. On passe des décennies à tenter des choses, expérimenter, échouer, se relancer. Et, un jour, on découvre la solution à plein de problèmes différents. Elle était là, à portée de main. Elle faisait même la belle pour qu'on la remarque, et on ne la voyait pas. On ne voulait pas la voir. Trop facile. On cherche parfois compliqué quand c'est enfantin.
Les psys de tout poil peuvent fermer boutique, j'ai découvert un thérapeute qui les vaut tous. Et je le cherchais depuis longtemps. Dans tous les sens, nous l'allons voir : j'ai déjà eu mon cadeau de Noël. Deux mois d'avance et deux mois de gagnés sur ses effets. Tant mieux. J'ai couru toute ma vie après un café à la maison et en France aussi bon que le café du bar en Italie. Parfois, je m'en approchais sur le goût, sur l'aspect, mais jamais sur ses effets. J'ai reçu, en cadeau anticipé, le Graal de la machine à café. Italienne, bien sûr. C'est un bonheur absolu. Je lance la dose et Sophia Loren coule en deux filets dans ma tasse. C'est toute l'Italie qui s'invite. Je n'ai plus aucun souci. La vie est belle. Et ça tient jusqu'au prochain café. Cette Delonghi a un pouvoir extraordinaire. Non seulement, elle me procure du plaisir, de l'extase que dis-je de la jouissance, mais elle m'éclaire sur ma vie, passée et à venir. J'exagère ? A peine. Elle sublime le rituel et la solennité de cet instant magique : un café ? Un caffè ? Ristretto per favore. Pour peu qu'on soit deux autour des tasses et l'air devient paradisiaque. Même ma cafetière italienne, la Moka, ne m'a jamais donné cela. Et je me retiens de ne pas dévoiler l'érotisme du moment pour ne pas laisser imaginer que ce breuvage m'a fait délirer. Mais Sophia Loren n'est pas innocente.
J'ai donc l'Italie qui est venue frapper à ma porte. Juste pour me rappeler que depuis ma naissance chez elle, je l'avais un peu délaissée. Par souci d'intégration dans mon pays d'accueil sans doute. Je ne développe pas, c'est si limpide. L'Italien est un Français de bonne humeur, dit-on. Voilà, nous savons pourquoi. Ce n'est pas le soleil comme nous le croyions, pas Michel-Ange, pas le Lambrusco. C'est le café. C'est désormais, chez moi, la seule explication valable. On me dit que des psys sévissent aussi en Italie. Je n'y crois pas. Un caffè e basta. Tutto a posto. C'est l'antidépresseur par excellence. Les volets s'ouvrent, le soleil entre. Et le bonheur inonde. Juste avec quelques centilitres et un peu de crème. Je m'en tiens à trois cafés par jour. C'est raisonnable. Ne risquons pas l'overdose de bonheur.
Cette épiphanie pourrait donc être un signe pour me rappeler que je suis Italien au fond du corps quand ma tête se voulait Suisse. Reviens au pays. Tes gènes t'appellent. On dirait le retour de Gigi l'Amoroso. J'ai un souvenir de lecture assez vague. Je crois que c'était Cavanna dans Les Russkoffs qui disait, en substance, que les Russes étaient comme les Italiens, ils ne perdaient jamais espoir, toujours une petite lueur les guidait. Cela s'appelle la pulsion de vie. Alors, c'est intégré ou c'est le café ? Va savoir ! Je ne sais pas encore quoi en faire, mais force est de constater que ce cadeau a réveillé des choses. Une envie de reprendre la course à pied, et pourquoi pas courir, six ans après, une nouvelle fois Marseille-Cassis. Un fort besoin de retourner dans ma ville natale vérifier que ma place m'attend. Une acceptation de plus d'Italie dans ma vie. Et pourquoi pas refaire des enfants défiant toutes les lois de la nature. Il faudra que j'en parle à ma compagne.
Bref, l'investissement est rentable. Une machine à café, attention ITALIENNE, et tout est pour le mieux. Faudrait songer à se la faire rembourser par la Sécu.
L'audace
S'il est une chose dont je me suis privé dans ma vie, c'est bien l'audace. C'est un outil dont je ne me suis jamais servi. Je n'ai jamais compris pourquoi la société donnait une prime à ceux qui osent plutôt qu'à ceux qui sont. Je répugne donc à faire preuve d'audace. Soyons clairs ! Ce ne sont que des soucis supplémentaires. On se complique la vie. On se ralentit. On rame dix fois plus que le voisin. La chance sourit aux audacieux, dit-on. C'est vrai. C'est injuste, mais c'est vrai.
J'ai toujours été impressionné par le culot de certains. Surtout de ceux qui, sur le papier, n'ont aucun moyen d'enfoncer des portes et qui, sans aucune honte, sans peur du ridicule, traversent le magasin de porcelaine menton levé et muscles tendus, les balourds qui obtiennent ce qu'ils veulent quand d'autres cherchent le juste et la finesse. Rien ne les arrête, ils n'ont qu'un but, la réalisation de leurs objectifs. La manière ? Ils s'en fichent. C'est bon pour les exigeants et les raffinés, ceux qui vont de leur train de sénateur, moins loin, mais plus longtemps parfois. Certains écrivent des livres sans talent, des textes en faisant des fautes d'orthographe. D'autres séduisent sans beauté ni délicatesse. D'autres encore ont l'impudence de disserter sans culture, de vendre du vent ou de plastronner dans une enveloppe de carton-pâte.
Personnellement, je suis capable de beaucoup si je dois défendre une cause juste, un droit qui m'est dû. Et incapable du moindre mouvement pour obtenir un avantage particulier, pour réclamer une faveur. C'est certes plus noble. C'est d'ailleurs l'argument que je mets en avant pour me justifier. J'en vois, depuis toujours, des qui osent, des qui foncent. Ils obtiennent. Des VRP sans manières certes, mais ils réussissent. Quand nos pudeurs nous plombent. Et c'est dommage, car souvent, nous avons les moyens de nos désirs puisque nous n'avançons que ce dont nous sommes sûrs, nous ne marchons que sur des chemins que notre imagination a déjà balisés.
Alors, l'entourage ne comprend pas. Il nous reproche notre timidité, notre passivité. Il nous montre en exemple untel qui sans aucune cartouche, ni ressources, a emporté la partie. Eh oui ! Il avait l'esprit audacieux. On se rassure en les jugeant, appuyés sur le fameux "les cons ça ose tout" d'Audiard et on s'en sort avec fierté seul devant son miroir. On a trouvé une excuse. Il arrive aussi qu'on pathologise l'affaire : il doit bien y avoir une raison pour être aussi peu guidé par l'intérêt personnel et aussi déstabilisé par une action qui demande de s'engager égoïstement. On ne se sentirait pas légitime, on paierait une éducation rigide, des cadres étriqués. Bref, la société de compétition nous renvoie des raisons profondes pour expliquer qu'on refuse ses règles.
Pourquoi se priver de mettre ses qualités à profit ? Surtout quand d'autres arrivent à leurs fins sans rien. C'est comme ça. On convoque Cyrano, "c'est bien plus beau lorsque c'est inutile" et Diogène et son exil. On cite Brel : "Oui, mais il y a la manière". Et Brassens et son Pauvre Martin, pauvre misère. On préfère la délicatesse et le droit, à l'aplomb qu'on prend pour de l'inconvenance et à l'outrecuidance qui se croit courageuse.
Je sais aujourd'hui que toute ma vie, j'ai manqué d'audace et que cela m'a handicapé. Je ne suis pas sûr que j'aurais pu faire autrement. Je ne savais pas bouger pour obtenir. J'étais sourd à tous ceux qui me rappelaient mon potentiel, aveugle à mes possibilités. On ne se refait pas. On se rassure en se croyant plus humble et plus chevaleresque que les esbroufeurs et les m'as-tu-vu, c'est tout.