Élitiste et méprisant

C'est les mains dans la vaisselle que la question lui vint. Elle le saisit comme une réponse, une révélation, un flash. C'est vrai, qu'il avait toujours été sensible aux révélations fulgurantes. Mais pas à celles qu'on subit, qui nous choisissent comme cible ou élu passif. Son côté mystique rationnel lui préférait les réponses, certes soudaines, mais plutôt résultat d'une maturation lente, longue et besogneuse.Pénible aussi. Masochiste, diraient d'autres. Une question-réponse le saisit donc au-dessus d'un évier, mains occupées, yeux baissés et tête dans les étoiles.
Et si, pour être enfin serein, il suffisait d'être élitiste et méprisant ?
Puisque nombreux étaient ceux qui croyaient déjà qu'il l'était, il lui suffisait de le mettre en pratique. Son image n'en serait pas trop modifiée, et son univers intérieur y gagnerait un peu de clarté.
Une éducation idéalisante, une nature altruiste, un excès d'humilité avaient été toute sa vie des barrières et des freins à une rencontre avec le réel. Cela allait-il changer ?
Il fallait bien finir par se résoudre à admettre que les autres, en grande majorité, ne comprenaient pas ce qu'il disait. Ils l'interprétaient à leur sauce, le faisait coller à leurs certitudes, le rejetaient parce que trop bousculant. Non qu'ils étaient différents, comme on dit lorsqu'on veut faire tolérant, mais tout simplement moins intelligents. Si, si, c'était bien ça, son intelligence était bien supérieure à la moyenne. On le lui avait déjà dit, bien sûr. A plusieurs reprises, même. Mais il repoussait depuis toujours et avec force de l'admettre. Car se croire au-dessus des autres lui était si insupportable qu'il refusait, non d'être intelligent, mais d'imaginer que l'Autre l'était moins que lui. Insupportable !
Mais l'âge avançant, la ligne d'arrivée s'approchant, il devait peut-être revoir son jugement, ou sa stratégie inconsciente, car il pouvait s'agir de cela : En restant parmi les humbles ou les simples d'esprit il avait des chances de les tirer vers le haut, dans le but de rendre le monde meilleur. S'il s'était isolé dans des sphères confortables, il coupait le lien avec la masse, et alors aucune chance de voir changer les choses.
Parce que son ambition, sa mission, n'était pas de vivre, mais, comme une évidence, de rendre le monde meilleur. Son demi-siècle passé ne l'avait pas, jusque là, aidé à revoir sa position. Il avait continué à croire que c'était une ambition partagée par tous. Naïveté réelle ou naïveté volontaire permettant de se convaincre de persévérer dans la voie ? La réponse importait peu.
Pour l'heure, la question révélatrice lui offrait comme une respiration supplémentaire, un nouveau départ, peut-être. Et si, s'être trompé si longtemps lui permettait de trouver un meilleur chemin à la croix moins lourde.
Elitiste et méprisant ! C'est tentant !

Il promit d'y réfléchir, les mains dans le cambouis de la tête.