La dictature du concret
Parlez-moi d'abstrait et je vole. Parlez-moi de concret et je m'écrase au sol.
C'est assez agaçant, cette volonté de nos interlocuteurs de toujours finir par vous dire : "Oui, mais concrètement ?" ou "Ça, c'est du concret !" en sous-entendant que c'est supérieur. Personnellement, j'ai plutôt l'impression que le concret flirte avec le terre à terre et le plain-pied quand l'abstrait prend l'ascenseur et fait l'amour avec des horizons nouveaux. Cette sale habitude d'associer le concret à la réalité, en égratignant au passage les illuminés et les prétentieux qui n'aiment pas le cambouis, est largement partagée. En quoi le concret serait plus la réalité que l'abstrait ? Je ne fais pas plus long, mais je tiens l'abstrait pour supérieur. Les idées, les concepts et les théories ont besoin d'un travail du chapeau. Et notre société prend plaisir à se la jouer pseudo-humaniste en sublimant le travail manuel. Elle y met des mots comme "artisanat", "à l'ancienne", "traditionnel", "d'antan", "fait main" etc. censés nous prouver que c'est du solide, c'est du vrai, c'est de la pierre ma p'tit' dame, pas du BA13 !
Plus intéressant : J'ai compris, après des années et des années de réflexion pourquoi j'en étais là.
Quand on a vécu dans une famille d'ouvriers pauvres, on ne connait que le concret. Pas de culture et, en plus, pas de langue à partager avec les voisins quand on vient d'ailleurs, font que le quotidien nomme des objets, des actions, des faits et quasiment jamais des sentiments, des émotions ou des réflexions. L'école primaire fait son travail mais pas plus.
C'est en seconde, ma dernière année d'études, que j'ai eu un choc : Je me suis senti complètement perdu. Je ne comprenais rien à ce qui se disait. Je ne connaissais pas la nuance. Un tournevis et une pomme de terre, ça me parlait, mais l'hypocrisie ou l'arrogance n'étaient pas dans mon magasin. Perdu. Complètement perdu. Chez les pauvres, on pare au plus pressé, une assiette, de l'eau et du Faire. Point.
Lorsque la prof de français m'a demandé de faire le portrait psychologique de Colin (L'écume des jours - Boris Vian), j'ai cru mourir. Portrait psychologique ? Je finis par énumérer des adjectifs qu'on m'avait soufflé. La colère du professeur fut telle qu'elle résonne encore dans mes oreilles quarante ans plus tard. Comment était-ce possible d'aligner dix mots sans rien dire de plus quand certains étaient capables d'écrire des livres entiers pour décrire un personnage ?
Je ne sais ce qui se passa ensuite, mais, en quittant l'école définitivement, la soif d'apprendre me vint en même temps que la vie active. Et peut-être ai-je poussé le balancier trop loin à vouloir m'en tenir à compenser ce qui me manquait. Peut-être. Toujours est-il que depuis longtemps, je suis bien plus intéressé, dans mes lectures par exemple, par la psychologie des personnages que par la description des paysages, par le fonctionnement de l'esprit que par le déroulement d'une histoire. L'impalpable plutôt que le visible.
Merci Madame le Professeur. Mais Dieu que ce fut dur et long !.. Que c'est dur et long !
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