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11 février 2013

Le bureau de mon père

 

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Le bureau de mon père, c'est juste une petite caissette de 40 cm sur 30 environ, appelée, kachêtta en patois de "chez moi". J'ai toujours vu mon père y ranger les papiers du foyer : 

Les fiches de paie hebdomadaires pliées en quatre et bloquées par un élastique par année. Elles étaient d'une longueur interminable en papier calque un peu glacé. On distinguait très peu les chiffres puisqu'il s'agissait d'un deuxième exemplaire carboné. Bref, elles étaient rangées à l'extrême gauche. A droite, les courriers et cartes postales "du pays". Le reste, la sécu, et les réponses de l'assistante sociale de la mairie aux lettres que notre père dictait à ses enfants et dont ceux-ci avaient honte et cherchaient dans leur vocabulaire d'écoliers des synonymes moins humiliants que les termes paternels.

Pourquoi "le bureau de mon père" ?
Parce que jamais personne ne pouvait imaginer qu'il aurait pu avoir un bureau. C'eut été trop d'honneur pour lui. C'eut été le faire monter trop vite dans la hiérarchie sociale.

Pensez donc. 
Lui qui avait quitté l'école avant ses dix ans et qui plus tard, à chaque fois, qu'il passait devant l'établissement, pendant nos vacances, nous rappelait que c'était son école. "Tu nous l'as déjà dit Papa".

Lui qui faisait partie de ces wagons d'immigrés Italiens qu'on déchargeait chaque année en Champagne ou en Picardie pour ramasser les betteraves à la saison puis qu'on renvoyait dans les mêmes wagons quelques semaines plus tard.

Lui qui un jour décida de rester et, comme par magie, d'ouvrier agricole se transforma en ouvrier du bâtiment. Il construisit, (avec d'autres, Italiens, Espagnols, Polonais, Algériens, Tunisiens, Marocains, Tchèques puis, plus tard, Portugais), toutes les belles demeures du golf de Saint-Nom-la-Bretèche (Seine-et-Oise).

Lui qui, dépassé par la vie, un jour décida de s'immobiliser, de passer le dernier tiers de celle-ci passif et transparent.

Et pourtant... mon père avait un bureau.

Lui-même ne savait pas qu'il était un intellectuel. 
Comment le comprendre ? Qui pouvait le lui faire comprendre ? J'arrivai trop tard pour lui dire que je savais.
Sa structure d'esprit, son organisation, sa mémoire, sa vision, son intuition, ses associations d'idées, me prouvent aujourd'hui que tout était en place, toutes les graines étaient là et personne pour les arroser.

On ne peut même pas dire que c'était un autodidacte puisqu'aucune marche vers le savoir n'a été possible. On le sentait mal avec les autres et tout le monde le croyait timoré alors que sa machine fonctionnait très vite mais en interne seulement. Ses mains même, trahissaient son destin contrarié. Il maniait la truelle au lieu de manier le stylo.

Un jour, il est parti. Sans savoir ce qu'il devait être. J'aurais voulu qu'il soit un Mont-Blanc. J'aurais voulu qu'il soit le Mont-Blanc. Je suis fier aujourd'hui de lui avoir construit "un bureau"... avec un stylo.

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Commentaires
P
le meilleur de Claudio !!!
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