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28 mai 2013

Mémère

Puisque nos grands-mères étaient trop lointaines, trop étrangères, mes frères et moi avions, sans le savoir, adopté une mémère.
C'est comme ça qu'on nous la présentait. "Va demander du sel à Mémère" "Va voir si Mémère n'a besoin de rien" "Emmène ce plat chez Mémère"
Elle était pauvre. Comme nous. C'était sans doute la raison pour laquelle elle n'avait pas de prénom.
Elle était étrangère. Comme nous. Et comme tous les êtres vivants du quartier. Les plus proches Français reposaient au cimetière.
C'était ainsi. Nous vivions par couches. La grand' route, les étrangers au-dessus, la décharge et enfin le cimetière. C'est là où commençait la France, ses jardins, son chemin des écoliers, son église, son école, son commerce.
Mémère était Polonaise. Les Polacks et les Ritals en plus de la solidarité des pauvres et des estrangers avaient celle des cathos. Mémère sera la grand-mère du fond de la cour en attendant de retrouver celles du fond de la botte.

Mémère était déjà très vieille et vêtue triste. En gris, tous les jours de l'année. Le visage marqué, chiffonné, craquelé comme terre séchée. Ses lèvres rentrées laissaient dépasser une dent, son unique dent.
Elle aurait fait peur au monde entier, surtout lorsqu'elle remontait la côte du cimetière pour aller au champ, sa faux à la main. Mais le cœur des enfants décèle encore les grandes âmes. Plus tard, des voleurs d'innocence dépouillent ceux qui n'y prennent pas garde de leur pureté angélique. Alors, le tablier tâché de Mémère était confort pour nos fesses, sa peau abimée, douce à nos visages, et sa rusticité, authentique poésie.

Mais, souvent, les meilleures des femmes ont un défaut. Le sien était son compagnon. Hélas, ce n'est pas rare. (Mais ça marche aussi pour les hommes).
Il venait "de l'autre côté de la montagne" disait Mémère. Il fallait comprendre que son compagnon était Tchèque et que cela expliquait son caractère rude, taciturne et ombrageux.
Ce vieil homme nous faisait peur. Handicapé, il était toujours assis au même endroit, stratégique, près de la porte. Il insultait souvent Mémère, accompagnant ses injures incompréhensibles de coups de canne à chacun de ses passages.
Chauve, épaules de géant et gros bidon, très gros bidon, il ressemblait au bourreau dessiné sur le livre d'Histoire de l'école. Une moustache hitlérienne achevait le tableau. Aussi la porte aux cauchemars s'ouvrait grand pour des gamins sensibles et imaginatifs.
Aujourd'hui, on le dirait dépressif. Plus simplement, nous le disions méchant.

Si Mémère fumait des Gitanes, le Tchèque consommait du tabac, en forme de cube. Et les coursiers que nous étions n'avaient pas trop intérêt à se tromper sur la marque ; ils priaient tout le long du chemin, se signant même au passage devant l'église, pour que le commerçant du village ne soit pas en rupture de stock du carburant indispensable à l'acrimonieux slave.

Qu'importe. Le cœur de Mémère compensait largement les délires de son compagnon.
Une chose est sûre. Si l'une se repose au Paradis, l'autre justifie l'Enfer.

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