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31 mai 2013

Lila

tunis 183

Elle sentait le jasmin, on l'appela Lila.

L'incipit comblait tant le biographe qu'il faillit s'arrêter là. Débrouillez-vous pour le reste ! Tout est déjà dit. Le récit serait superflu et le détail superfétatoire. Mais la tentation du devoir était plus forte, accompagnée par quelques échos de youyous dans une cour intérieure enveloppés dans des effluves de jasmin à leur comble en cet après-midi de fin août au bord de la médina tunisoise. Et succomber à la tentation du devoir était pour le scribe un péché extatique.

Il fallait s'y coller. Il fallait raconter. L'évènement valait le coup de plume, plutôt par exotisme que par originalité.

Le moucharabieh de l'étage servira de point de vue. Ecrire au frais quand un soleil de plomb rend le patio impraticable, est un luxe que seul un auteur imaginatif, quelques décennies plus tard, peut se permettre.

Les premières douleurs réveillèrent les voisins d'une sieste culturelle et généralisée. Elles survinrent lorsque la parturiente se pencha pour rincer une belle grappe de raisin au puits d’eau douce de la maison. Le puits noble. Il jouxte la chambre de la grand-mère. Tant mieux car c’est le lieu habituel des accouchements. Lila, comme ses frères, y naîtra tout à l'heure. Parce que le lit, plus bas, est plus accessible. Et parce que la grand-mère l'a voulu. C'était toujours elle qui décidait. Pour tout et pour tout le monde. Avait-elle décidé que cette fois-ci, enfin, une fille arriverait ? C'est probable. Dieu lui-même obéissait à la grand-mère.

Copie de 08

On envoya un gamin chez la sage-femme familiale, celle de toutes les grossesses depuis quelques générations. Elle traversa la cour avec la tranquillité des chevronnés, le sefsari coincé entre les dents et les mains chargées d'expérience. Une ombre blanche s'évanouit dans la pièce du fond. C'est alors que le ballet bien rôdé commença. On sortait, on rentrait, on prenait de l'eau au puits, l'eau se renversait, séchait en une seconde, des tissus blancs circulaient, s'échangeaient, la locataire du premier secondait, les bassines en métal bousculaient les récipients en terre cuite. La musique des éléments couvrait les soupirs et les douleurs, les silences épisodiques rythmaient la danse. L'air subissait l'ambiance électrique et sa moiteur gagnait le poste d'observation du narrateur. On sentait l'envolée finale proche. Elle arriva. Un cri, plutôt sobre, rétablit silence et calme instantanément. Lila était là.

Alors commença le second acte. Le jeune oncle fut chargé d'aller annoncer au père hospitalisé la naissance de sa première fille. Il enfourcha son vélo et traversa la ville. Le pied dans le plâtre, cadeau d'une rencontre inattendue entre une bicyclette et une Traction-Avant, n'empêcha pas le bienheureux père d'ordonner au cycliste de le charger sur son porte-bagages et de fuir l'hôpital. Fou de joie, il ne sentait plus rien. La dernière montée vers la maison familiale se fit à cloche-pied tant le jeune beau-frère n'avançait plus, épuisé par l'aventure.

La cour était déjà en fête. Le soleil avait changé de camp ; de feu hostile, il était devenu joie accompagnatrice du moment, acteur, membre de la famille. Le jasmin répandu sur le sol par les premiers témoins guidait l'heureux homme vers sa fille.

"Elle sent le jasmin, on l'appellera Lila" s'écria-t-il. Trop tard pour que la grand-mère y mette son grain de sel. Le père avait dit.

14 octobre 2011 (36)

Derrière sa grille, le biographe cherche un excipit à la hauteur de ses premiers mots et ne trouve rien d'autre que constater que les six premiers mois de Lila furent les six derniers d'un protectorat.

 

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Commentaires
M
Merci, Lila-jasmin, tu as été un bel augure de libération pour le peuple tunisien, incluant, cela va de soi, les frères et soeurs de toutes les confessions. Sublime texte, cher ami Claudio!
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