Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Singulier Pluriel
Singulier Pluriel
Publicité
Singulier Pluriel
Derniers commentaires
Archives
8 août 2013

Un espoir dans l'air

Depuis quelques jours, l'odeur fétide et habituelle de l'usine est mâtinée par une autre.
Il y a comme un espoir dans l'air. 
Ces ouvriers des années 80, imprégnés depuis tant d'années des effluves du tannage, vivent sous le joug des maitres de la ville, les mégissiers.
Ces rois de la cité font la pluie et le beau temps dans toute la région. Ils possèdent l'arme fatale ; ce sont les distributeurs de travail.

André et René ne se sont jamais quittés. Sortis du même ventre, en même temps, cinquante ans plus tôt, ils vivent leur célibat comme ils vivent leur existence, résignés.
Tout est résignation chez eux. Subir les abus de pouvoir du maître, c'est normal. Écouter, travailler, baisser la tête, c'est atavique.
Joseph, le père, parti trop tôt, usé, malade, n'avait réussi qu'une chose, leur éviter les mines de Carmaux.
Il avait destiné ses fils, croyant leur offrir moins de souffrances, au tannage des peaux de vachettes, de moutons et de chèvres. Cela valait mieux que le charbon, pensait-il.
Certes, le choix était restreint, les industries, rares.
L'époque saupoudre les souffrances physiques de l'ouvrier de souffrances morales nouvelles.
Graulhet a le cœur ovale et en fait son renom. Le quotidien de ses humbles travailleurs est moins festif.

Les deux jumeaux, malgré leur âge avancé, ont du mal à digérer, la lubie du nouveau contremaître. Celui-ci les a séparés, comme l'avait fait Madame Maugé un peu avant la guerre en classe de 7ème "pour les rendre autonomes" disait-elle.
Incapables de la moindre rébellion, André et René  courbent un peu plus l'échine et désormais partagent le même poste de travail en décalage. En trois-huit, c'est le terme exact.

Il y a un espoir dans l'air. 
Dans cette région fortement marquée par Jean Jaurès, ce 10 mai 1981 a une signification particulière. Un peu plus qu'ailleurs, les classes laborieuses ont l'espoir que leurs lendemains vont finalement chanter.
La mégisserie ne connait pas les dimanches et c'
est à 21 heures qu'André et René doivent se passer le témoin.
A ce moment-là, André saura et l'espoir se lira dans l'air qu'il aura. L'annonce deviendra superflue.

Marguerite n'a qu'un seul de ses "petits" près d'elle lorsqu'elle découvre le visage du nouveau Président sur le petit écran à 20 heures. L'émotion retenue, elle laisse couler deux larmes, une pour Jaurès, une pour Joseph.

René est inquiet. Il n'a pas vu son frère. Il est déjà 21 heures 15. Il enfourche sa vieille mobylette et file vers Giroussens, le village natal. "Je vais le croiser, c'est sûr" essaie-t-il de se convaincre pour oublier sa fébrilité et son appréhension.

André s'est laissé emporté par l'euphorie de la victoire et la télévision l'a aimanté un peu trop longtemps. C'est à l'heure où il aurait dû arriver à la mégisserie qu'il enfourche la bleue, jumelle de l'autre, et se met en route, excité et électrique.

C'est, paradoxalement, sur la portion la plus rectiligne de la route, entre Graulhet et Briatexte que les deux mobylettes se rencontreront.
Le choc sera terrible. 

René ne saura jamais que François Mitterrand est devenu Président de la République.
L'usine aura vite fait de remplacer ces quatre bras dociles.

Marguerite s'endormira, seule, définitivement seule, devant une soirée électorale... particulière.

Publicité
Publicité
Commentaires
P
du Claudio-Zola...épatant!
Répondre
Publicité