C'est Versailles
Il est des lieux qui se bonifient avec la distance. Même ceux qu'on a détestés. Certes, la mémoire est sélective et ne stocke que le suc, et l'herbe du passé est devenue un peu l'herbe du voisin. Il nous faut reculer pour mieux voir. Alors, reculons, dans l'espace et le temps. Pour le temps, le recul se fait tout seul. Pour l'espace, c'est une question de circonstances et de choix. Je me demande comment le temps passe pour ceux qui ne bougent pas. Plus vite ? Moins vite ? Ont-ils plus de souvenirs liés aux lieux ? Moins ? Pour ma part, j'avoue une certaine déprime à revisiter les endroits où j'ai demeuré. Surtout ceux de l'adolescence, où tout a changé et rien n'a changé en même temps. Et dire que des gens meurent dans la maison où ils sont nés ; naître dans sa tombe, c'est terrible !
Je n'ai jamais habité Versailles. Et pourtant, Versailles m'a marqué. Trop Versaillaise pour me plaire, je la repoussais par idéologie. Ce fut ma capitale pendant mon premier quart de siècle. Les démarches administratives poussaient les banlieusards du chef-lieu vers le grandiose et l'austère. Incontournable. Passage obligé. Transports en commun et auto-stop nous guidaient vers les riches. Je me souviens avoir voulu qu'on construise des HLM en lieu et place du château. Dans mon enfance, les clichés de jupes plissées bleu marine n'étaient pas des clichés. Je connaissais bien la ville, mais je ne m'y faisais pas. Je croyais qu'on devinait mes guenilles lorsque je la traversais. Et pourtant, je me souviens avoir été jaloux de mes jeunes frère et soeurs qui allaient, toute leur vie, pouvoir écrire "Versailles" à côté de "Lieu de naissance". Alors qu'il me faudrait mettre "Nardo", en me demandant à chaque fois si j'allais ajouter l'accent grave d'origine sur le "o". Ensuite, je devrais ouvrir une parenthèse et noter "Italie", lieu de naissance de métèque, quand, pire humiliation, il ne fallait pas remplir la case "Département" par un "99" ségrégatif. Eux, écriraient "Versailles" et tout serait dit.
Rien ne m'impressionnait dans cette ville. Ni les grandes et larges avenues, ni les galeries de glaces, ni l'architecture, ni les écuries, les parcs et les pièces d'eau. J'étais subjectif et sectaire.
Parce que quand même, partir de chez soi et faire son jogging ou du vélo autour du Grand Canal, ça vaut bien ma Promenade des Anglais, non ? Passer devant le château au retour du travail pendant des années et dédaigner Louis XIV sur son cheval, c'est pas sympa, non ? Côtoyer la cathédrale Saint-Louis si souvent et ne pas la voir, c'est honteux, non ? Ne voir dans le Potager du Roi qu'un vulgaire jardin populaire de banlieue, c'est être aveugle, non ? Ne voir les Grandes Eaux que comme du gâchis, c'est manquer de tout sens esthétique, non ?
Versailles n'était donc pour moi, ni Versailles, ni le Pérou. Je vivais dans un écrin sans savoir le voir. Depuis, de loin, j'aime Versailles. L'aimerais-je de près ? Je ne sais. Ma dernière entrée dans la cité royale se fit en courant, et en souffrant, lors d'un Paris-Versailles de 16 kilomètres, ligne d'arrivée face au château. Je me souviens avoir fermé d'avance la vanne à émotions. Mais pourquoi ai-je fait cela ?