La bêtise de l'intelligence
Je n'en finirai pas, n'en finirai jamais de me heurter à la bêtise de l'intelligence.
De quelques racines prometteuses, ils ont fait des montagnes de guimauve. De quelques lueurs reconnues, ils ont fait des feux de cheminée factices et stéréotypés.
La bêtise de l'intelligence, est bien plus condamnable que l'imbécilité aveugle et la crasse protectrice, parce qu'elle est coupable de faire de la merde avec de l'or, du bruit avec un violon, de la niaiserie avec des mots.
L'effet de troupe, de groupe étale l'émotion partagée, vulgaire et sotte, visqueuse et sirupeuse, sur les trottoirs des journaux, les boudoirs télévisés, les commentaires réseautés.
Et les exclamations se mordent la queue. Ils affichent slogans et bonnes paroles sans se les appliquer à eux-mêmes. Ils étalent des mots de tristesse et d'affection, sans être tristes et affectés au fond d'eux-mêmes. Et si par chance, il s'en trouve quelques uns qui le sont un peu, ils dégoulinent de larmes qui se voient, de symboles qui les valorisent. Ceux qui sont atteints au coeur de leur sensibilité se taisent. Ils savent la couleur des larmes factices et conventionnelles. Eux, n'ont nul besoin de grand-messes et de cérémonies, de défilés et de mouvements oecuméniques et moutonniers. Ils souffrent en conscience, en silence. C'est la dignité qui se perd en ces temps supersoniques de réaction à la réaction, de spectacle pour le spectacle.
Le drame donne du pouvoir à la manipulation, à l'étau des bons sentiments, aux lapalissades qui poussent dans le bon camp. Il a aussi d'autres vertus. Celle de faire apprendre la géographie, la couleur des drapeaux et les aphorismes sortis des tiroirs des autres.
Au gré des saisons, ils multiplient leur identité. Ils sont Charlie, puis Bardo, Bruxelles et Bataclan. Plus ou moins, proportionnellement à la distance qui les sépare des lieux de tragédie. Et lorsqu'un évènement chasse l'autre, ils changent de costume, sûrs et certains d'être résistants. Résistants de pacotille et de profil Facebook, ils continuent à faire où on leur dit. Collabos de l'émotion commune serait plus juste. Aucune originalité ! Un besoin de communion, ou plutôt de montrer leur humanité sous des projecteurs, c'est tout. Conventionnels et misérables, ils freinent les évolutions. Chair à canon médiatique, ils suivent la carotte au bout du bâton.
J'en connais, je peux témoigner, qui décorent leur écran d'ordinateur d'appels à la paix, la gentillesse et la solidarité, et se comportent dans leur quotidien, tout près de chez eux, dans leur famille même comme les pires des ordures. Rentrez dans votre salle de bains, moins-que-rien, inspectez votre incohérence dans un miroir nettoyé de vos illusions, et faites amende honorable !
La bêtise de l'intelligence se croit mieux que tout le monde, son cadre de référence, c'est Le cadre. Et la majorité donne raison. Si les autres disent et font la même chose, c'est bien que c'est ce qu'il convient de faire. Ben voyons ! Heureusement qu'on ne compte pas sur la masse, bête ou conventionnelle pour confectionner, en loucedé, au sous-sol, des habits de poésie à Monsieur Lendemain.
Et les sous-catégories fleurissent. Les pseudo-créatifs, se lancent à la poursuite du tweet, du dessin ou du slogan qui fera le buzz à partir de corps déchiquetés pas encore refroidis. Ils ont trouvé malin de coller des larmes à Tintin et de faire prendre un drapeau belge sous le bras protecteur d'un drapeau français, de faire parler le Manneken-Pis, de ressortir des chansons opportunes certifiant leur culture. Les clichés, c'est bête. Les détourner ne les rend pas automatiquement intelligents. Mais l'ego qui s'y exprime à quelque chose de terriblement désolant. C'est la dignité qui est en danger, vous dis-je. Plus de retenue, plus de pudeur. Aucun loup à la Vigny pour s'en aller, stoïque, en silence. Aucun Martin à la Brassens pour s'élever, humble, en creusant. Aucun héros moderne et anonyme qui ne fasse son action dans l'ombre, pour rien et tout à la fois.
Défilez, défilez ! Aussi moutons que les autres ! Troupeau contre troupeau. Embrigadés contre embrigadés. Vous aurez votre médaille en nombre de like et d'émotion pas chère et sans risques. Les justes sont ailleurs. Ils savent que "seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse".
Alors, "fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler"