La pipe de Gustave
Il a posé sa pipe sur la table de chevet, s'assurant que plus aucune activité n'y bouillonnait. On aurait pu, plus tard, interpréter la situation nouvelle avec platitude. Alors qu'il tenait à laisser un message, certes codé, mais compréhensible aux plus perspicaces.
En la posant, il s'est d'abord demandé si c'en était une, et il a souri et souri de nouveau d'encore sourire malgré les circonstances. Il faillit la casser pour souffler un bon mot à l'infirmière du matin. Mais sa confiance dans l'esprit de la jeune femme étant limitée, il s'abstint.
Gustave avait fait le tour. Le tour de sa vie. Pensez ! A 101 ans, le cadran du siècle n'avait aucun secret pour lui. Et il avait, aussi, fait le Tour de France, le vrai. En vélo, aux tripes et aux boyaux enfilés en huit sur les épaules.
Pour le reste, il refusa même de faire l'effort de compter une dernière fois le nombre de ses enfants et de se remémorer leurs prénoms. Trop long. Pour rien. Plus rien ne l'intéressait. Plus de goût, plus de plaisir et les sens, sinon inexistants plutôt affaiblis. Il n'y avait encore que le grenier là-haut, la machine à comprenette qui sprintait sans cesse entre passé et présent. L'avenir ayant été délégué à quelques menottes soignantes et quelques esprits réconfortants.
Sauf là peut-être. Il préparait la découverte de son être inerte avec minutie et n'avait qu'un regret, c'était de ne pouvoir y assister.
Il aurait voulu être encore là demain pour se suivre de loin, enregistrer le manège des chambres qui se libèrent avec bonheur pour accueillir de nouveaux pensionnaires, le malheur des uns etc. etc. et cela lui faisait plutôt plaisir. Il aurait pu choisir qui dormirait dans son lit, qu'il ne s'en serait pas privé. Mais, on peut difficilement être acteur et spectateur surtout dans ces cas-là. Et le choix ne se présentait pas à lui. Dommage.
Gustave, las sans amertume, usé sans aigreur, avait pris sa décision. Il savait qu'à son âge le chagrin de ses proches aurait quelques ombres de soulagement et leur faire ce dernier cadeau le soulageait lui aussi. Et puis, conscient du chemin rectiligne qu'il avait suivi tout ce siècle durant, il n'avait aucun doute sur la qualité de l'éloge funèbre. Faut bien que ça serve, enfin, à quelque chose de se bien conduire ! A cela, pas plus. Car l'idée d'une demeure céleste aux fruits paradisiaques ne lui avait jamais traversé l'esprit. Une caisse, un trou et un festin pour les asticots était une perspective suffisante pour son grand âge et ce, depuis son plus jeune. Crédule de rien, il faisait de son mieux avec précaution pour son prochain depuis toujours et cela comblait sa conscience.
Ce soir-là, il avait décidé d'accélerer à l'approche de la ligne d'arrivée en un sprint final sans adversaires. Pour le fun, comme disent les plus verts. A sa décharge, on ajoutera qu'il avait, par négligence, laissé envahir son esprit par la guimauve télévisuelle d'une émission de divertissement qui, s'il avait eu l'esprit procédurier, aurait valu quelques compensations financières à sa descendance. Mais Gustave n'est pas homme à rendre les autres responsables de ses inconstances. Il retourna le problème et pensa bénéfique qu'une goutte d'eau mièvre et sirupeuse lui ait fait prendre le chemin d'une victoire décidée, dans les deux sens de l'adjectif.
Depuis longtemps déjà, les moindres détails étaient consignés à l'accueil et il ne se faisait, pour sa famille, aucun mouron, mot qui égaya de nouveau son visage s'il ne relevait dans la même fraction de seconde, l'arrangement avec l'orthographe qui lui permettait de le faire.
Boucle bouclée et grande la boucle, et belle la boucle ! Quel coquin ce Gustave ! Se payer le luxe de se programmer à ce point, sans regrets, sans artifices et sans l'aide d'aucune chimie, c'est la grande classe les amis. S'en aller debout quand on est couché, ce n'est pas à la portée de tout le monde.
Le lendemain, on m'appela au chevet de l'éteint. On refusa de me léguer son cerveau, qui j'en suis sûr bouillonnait encore. Alors je partis avec la pipe. Elle trône sur ma cheminée. Je suis sûr qu'elle pense, car parfois des volutes de fumée lui passent devant le foyer, semblant en sortir. Le plafond en devient plus intelligent. Ce qui ne lui fait aucun mal, même si, comme nous le savons, tous les plafonds devraient être dotés d'intelligence.
Salut Gustave ! Je te dédie toutes les pages 101 de tous les livres que j'ai déjà lus et de tous ceux que je lirai. Jusqu'à mes 101 ans, bien sûr. Au-delà, faudra pas trop compter sur moi. Je saurai reposer la pipe à l'endroit où je l'ai trouvée.