Goûter le banal
J'endosse mon automne avec résignation. Le cimetière du village laisse dépasser une tombe. Il y est écrit Famille Sage. Je m'amuse de penser que ma pierre est déjà là, qui m'attend. Je porte des chemises oranges pour simuler le soleil et je fais du sport adapté à mon âge. Bref, je chemine lucide et actif sur un chemin qui se trace devant moi. Je ne le dessine plus, il me précède. Comptez sur moi pour ne pas accélérer, il sera bien temps. Je sais faire des pauses pour respirer les fleurs et regarder derrière, le dessin de ma vie. Sans trop plastronner, j'en suis plutôt fier. J'ai porté des charges et j'ai ouvert mes ailes. J'ai déposé les premières et je ménage les secondes. Les années aussi d'ailleurs. Cette lenteur et ces certitudes me vont. Je ralentis le temps que j'essaie d'enrichir de pensées éclairées et de projets simples. Mon nouveau vélo attend que je l'inaugure. J'en ai fait un objectif immense et central. Sa réalisation me tiendra en vie et la satisfaction de l'action rechargera mes batteries. Aller à la boulangerie est devenu une action planifiée appréciée dans sa longueur quand, par le passé, elle n'était qu'un minuscule point entre deux plages horaires. Tout est consistance, le Bonjour, la commande, le pain dans son papier et le petit bout de scotch pour finaliser l'action. Je saurai apprécier le travail du boulanger puisque j'ai pris le temps de détailler toute la scène. Je me retiens de ne pas parler d'aventure. Ce serait un tantinet exagéré, mais l'idée m'est apparu. Chaque coup de pédale me dira mes muscles du mollet et chaque caillou sur la route me contera son histoire. D'aucuns parleraient de pleine conscience pour être dans l'air du temps ou de capacité à s'émerveiller du quotidien pour booster le moral. Je dirais, plus simplement, que j'ai le temps de prendre le temps et qu'il me plaît d'intellectualiser l'anodin, au point de le vivre d'abord et de l'expliquer ensuite. C'est un métier à plein temps.
(une heure plus tard)
Tout s'est passé comme prévu. La boulangère a mis son morceau de scotch sur le papier enveloppant le pain aux céréales. Elle a pesé la boule de seigle au levain et m'a demandé cinq euros. J'ai déplié mon billet. Elle m'a excusé d'avoir oublié mon masque. Et je suis reparti sur mon nouveau vélo, bien plus performant que l'ancien. J'ai fait une bonne affaire. Le gros chien qui m'a poursuivi devait en être jaloux. Je me suis arrêté au cimetière pour prendre la photo de la Famille Sage et j'ai salué les voisins. Le froid de l'hiver a rempli mes poumons pour bien me rappeler d'être en conscience de chaque sensation. J'ai pris les dos d'âne pour une épreuve de la vie et je les ai survolés avec aisance.
Quand je pense qu'à cette heure, nombreux sont ceux qui changent à Châtelet !