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9 septembre 2013

La tentation d'Albert

28 décembre 2012 (31)

Il voulait être malheureux. Depuis longtemps. (Triste et malheureux, c'eût été encore mieux. Mais ne soyons pas trop gourmand). Il ne ménageait pas sa peine. Tout verre qui passait se devait d'être à moitié vide. Si par malheur il était plein, il le vidait. Et plutôt deux fois qu'une. Les poètes maudits du XIXème l'avaient un peu aidé mais ne se renouvelaient guère ces temps-ci. Gainsbourg lui avait toujours paru "petit joueur" et Bukowski le lassa rapidement. Trop cabots. Lui, il voulait être un malheureux définitif, un malheureux de l'ombre, LE malheureux, celui qui ne cherche pas à être démenti dans son action, dans sa quête, celui dont on louerait la lucidité face à ce monde absurde et à la condition humaine. Ah que la tâche était ardue !

Un jour qu'il commençait à désespérer de désespérer, il découvrit Houellebecq. Là, franchement, le client avait le niveau. Il se mit à jubiler, à espérer qu'enfin il avait trouvé son maître. Il lui suffisait de prendre la pente avec lui, de se laisser glisser, d'avaler tous ses ouvrages et, normalement, ça devait l'faire, comme disent certains. Par précaution, il associa sa nouvelle entreprise à un séjour dans la Somme. L'oeuvre de Houellebecq engloutie dans une chambre d'hôtel d'Albert (Somme) ne devait pas laisser beaucoup de chances de s'en sortir. Vivant, je veux dire. Mort-vivant, c'était l'objectif. Pas plus. Le suicide aurait eu trop de panache et le bonheur trop de platitude.

Cette stratégie faisait suite à de nombreux échecs. A croire que c'était congénital sa joie de vivre. Il en avait honte. Il avait commencé par travailler. Cela ne suffit pas. En travaillant il apprenait et cela lui plaisait, cela le motivait et le rendait heureux. Échec. Il déménagea à Decazeville (Aveyron). Même punition. Il trouva le moyen d'écrire une histoire du passé sidérurgique de la ville. Un bouquin aux couleurs du lieu, gris. Contre toute attente il se vendit bien tant les gens sont friands de souffrances ouvrières, quand ce sont les autres qui les vivent. Il se passait en boucle des reportages sur la déforestation et la faim dans le monde, les interviews de Cécile Duflot et les discours d'Hervé Morin. Rien. Aucun effet. Il restait heureux. Certes un peu désabusé mais heureux. En désespoir de cause si je puis dire, il se maria. Ce qui devait en toute logique enfoncer n'importe quel être normalement constitué dans une vie morne, lente et douloureuse, le revigora. Il devint spécialiste en conflits familiaux et thérapies de couple. Grand succès qui comblait son ego, son besoin d'altruisme et son portefeuille. Il avait beau chercher, aucune part d'ombre ne venait compenser cette satisfaction d'Être. C'est à ce moment-là que lui vint la tentation d'Albert.

L'hôtel était miteux à souhait. La ville morte sans effort et le papier peint de la chambre exactement comme le lecteur l'imagine. Un carton de Houellebecq à gauche, une lampe de chevet beige et marron à pompons à droite, et au milieu, des ressorts qui couinent à chaque fois qu'on tourne une page. Les lunettes oubliées volontairement pour bien souffrir et une seule sortie quotidienne pour s'alimenter dans un fast-food aussi triste qu'un Café du Commerce caricatural. Normalement, avec ça, si l'apprenti malheureux ne tombe pas dans la marmite de la dépression profonde, on sera en droit de plonger dans l'optimisme, une bonne fois pour toutes.

Hé bien, c'est ce qui arriva ! Albert fut, elle aussi, jugée incompétente car notre homme s'en extirpa encore plus enrichi et plus confiant qu'avant. Puisqu'il est courant de dire que l'optimisme est de volonté quand le pessimisme serait d'humeur, force est de constater que cet optimisme-là a des allures d'inné et d'irréversible. Souvenons-nous, Decazeville, Houellebecq, le mariage, Albert, Cécile... Tout de même !

...

"Une petite lumière toujours, même enfouie, même cachée, habite l'âme de certains. Et on ne s'en débarrasse jamais. Putain de vie !" 

C'est sur un papier peint à grosses fleurs dans un hôtel Albertin qu'on trouva écrit en grosses lettres rouges la phrase qui sifflait la fin du match. N'est pas malheureux qui veut.

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Commentaires
S
Bravo pour ce texte revigorant ! Ce personnage à l'optimisme chevillé au corps, à l'indécrottable bonheur de vivre, a me semble-t-il dégagé de sa vie la posture la plus insupportable de ceux qui voudraient que le mondre souffre avec eux : la mauvaise foi. Bref, attachant...
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