Quand il vaut mieux ne pas savoir

Lorsque je m'arrête sur une aire d'autoroute, qu'entre les toilettes et la machine à café, je détaille les visages et les attitudes des autres voyageurs, me vient une angoisse, une prise de conscience qui m'inquiète : ce sont donc ceux-là qui roulent près de moi à 130 à l'heure depuis des heures ? Ce sont les mêmes que je retrouverai pendant des heures en repartant ? Il y a de quoi avoir peur ! Oh, je sais bien que j'interprète, que je reporte des critères personnels et des stéréotypes. Mais, ça fait peur quand même.

Tenez-vous bien, quand je vois les autres électeurs dans mon bureau de vote, ça me fait la même chose. Ces autres-là ont le même pouvoir que moi ? Je suis sûr qu'ils votent n'importe comment. Bien le genre à picoler de la bière sur un parking un jour de chassé-croisé ou à écouter RMC dans leur bagnole ces électeurs ! A chaque fois, je me dis que j'aurais dû faire une campagne ciblée pour l'abstention. On file le permis de conduire notre vie à n'importe qui. Alors, tous les jours, sur l'aire d'autoroute du quotidien, je vis dangereusement. Chacun sait qu'une trop forte lucidité peut pousser au suicide. Alors, heureusement, la conscience parfois s'endort.
Il est des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir.

Par association d'idées, cela me fait penser aux places assises dans les transports en commun. Vous entrez, vous voyez une place vide, vous vous y installé sans réfléchir. Mais, si une place se libère pendant que vous êtes déjà dans les lieux, l'aspect de la personne qui se lève influence votre action. J'y vais ou j'y vais pas ? Il n'a pas l'air net celui-là. Peut-être a-t-il laissé des puces sur la moleskine. Et pourtant, il aurait pu se lever une seconde avant que vous n'entriez.

(photo Ugo Orlando)