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5 septembre 2020

Des mots et des tournevis

11 avril 2019 (2)

C'est seulement maintenant, à un âge bien avancé, que je prends conscience du handicap que c'est de n'avoir pas le sens pratique. Heureusement. Heureusement que je ne l'ai pas su à l'orée de ma vie d'adulte. J'en aurais été bancal tout le temps. Oh ! Je me doutais bien, je savais bien que je n'étais pas trop dégourdi, pas bricoleur, pas intéressé par le matériel. D'autant que j'étais dans mon enfance et ma jeunesse coincé entre deux frères plutôt doués, confiants dans leur logique pratique et entreprenants. Je les regardais de loin. J'étais déjà dans l'amour des mots, dans le Penser quand ils étaient dans le Faire pour l'un, et, cadeau de la vie, dans l'association des deux pour l'autre.

Bien sûr la vie oblige à s'y mettre et tout ce que j'ai pu faire pour subvenir aux besoins de ma famille et à son mieux-être, je l'ai fait. Mais, je l'avoue, avec beaucoup d'efforts et très peu d'intérêt. J'aurais eu plus de moyens financiers, pour sûr, j'aurais fait faire. J'ai toujours été néanmoins, un bon second. Même dans les domaines qui me sont les plus étrangers, je savais analyser la situation globale et envisager les solutions, mais dès qu'il s'agissait de mettre la main à la pâte ou la perceuse en action, je perdais toute confiance et, par conséquent, toute adresse. Bref, j'ai fait beaucoup de choses mais sans plaisir et sans conviction. La boîte à mouchoirs confectionnée en 6ème en cours de Travaux Manuels et qui m'avait valu la plus mauvaise note de la classe aurait dû m'alerter sur le fait qu'il s'agissait d'un handicap structurel. Mon frère, dans la même classe, avait obtenu la meilleure note.

Tout s'apprend et il faut persévérer, objectent ceux qui savent. Vite dit ! Sans motivation intrinsèque mes efforts finissaient toujours dans le caniveau. J'en ai gardé une admiration sans limites pour tous les mécanos, plombiers, électriciens et autres ébénistes, sans compter les informaticiens. A chaque résultat de leurs interventions, je suis sûr qu'ils ont accompli un miracle pas une prestation.

Alors je me suis tourné vers les mots. Ceux qu'on lit, ceux qu'on écrit, ceux qu'on dit. Les résultats palpables de la spécialité sont rares. Un bouquin, un discours, une analyse. Bref, rien qui puisse faire tenir une table droite ou démarrer une automobile. J'ai, en même temps, deux mains gauches et une main droite. Trois mains, ce n'est pas donné à tout le monde. Je me rassure comme je peux.

Les mots ne sont jamais qu'une photographie du réel, une image de ce qui est. Ils sont, à mes yeux, de la plus grande importance bien sûr, mais ils ne m'ont pas suffi à compenser ma gaucherie pratique. Reste à savoir s'ils n'ont pas empêché le développement d'une autre dextérité. Je ne le saurai peut-être jamais. Dans un monde de survie, je ferais sans doute partie des premiers morts.

Je pense à mon père. J'ai compris tard, dans ses dernières années qu'il avait vécu avec ce même fardeau. Autour de lui étaient toujours valorisés les débrouillards, les arrangeurs, les plus concrets. Mais, et c'est là le drame, il a vécu toute sa vie en décalage. Il a quitté l'école à 10 ans, été ouvrier agricole puis maçon tout le reste de son temps. A contre-coeur et à contre-emploi. Bien que peu cultivé, il avait une structure mentale d'intellectuel et aucun moyen de mettre à profit ses talents cachés. J'ai pris de lui. Mais l'époque m'a donné un peu plus de chances de cheminer avec moins de contradictions.

On tombe du côté des mots ou du côté des tournevis. Certains, rares, comme je l'écrivais plus haut, ont la chance de pouvoir associer les deux. Je les aurais enviés si j'avais pris conscience de cela tôt dans la vie. Aujourd'hui, je relate les choses avec mes seuls outils sur un support virtuel. On ne se refait pas.

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