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28 février 2013

La casa

1961

Depuis quatre ans déjà, nous avions une maison en dur. Nous l'appelions "la casa" forcément. Celle d'avant s'appelait "la carovana". 
Lorsque l'employeur de mon père décida de faire construire leurs propres maisons à ses ouvriers, cela tomba à pic, ma mère débutait sa quatrième grossesse. Il était temps. 

Le patron avait fait installer l'électricité et un robinet d'eau. Largement suffisant. Le luxe. Quatre ans de vie de pacha pour nous. Ni salle de bains, ni toilettes. Le bonheur et l'harmonie familiale étaient malgré tout un mystère pour  les "francesi"  qui passaient par là.
On baptisa la rue nous-mêmes. L'église était au bout ? Ce sera la rue de l'église. Le facteur s'y fit, la mairie aussi.

Puis, un jour, patatras !!!

Les chantiers se faisant plus rares, on voulut nous faire déguerpir. Comme par hasard au moment de la cinquième grossesse. L'Italien du sud, c'est bien connu, est coriace. Le patron le savait et ne mit pas longtemps à appliquer des méthodes radicales. 

Septembre 1965. Du jour au lendemain, l'eau et l'électricité furent coupées.

Un maigre salaire d'ouvrier et quatre enfants de trois à neuf ans, un cinquième en route. Comment faire ? 
L'Italien du sud, c'est bien connu, ne se plaint jamais. Il résiste. C'est ce que nous fîmes. Nous avons tenu deux longues années.

Le poële à charbon rendait moins rudes les hivers et ceux-là, l'étaient vraiment. Au repas, on nous versait une goutte de vin dans le verre de limonade "L'Algérienne", ça réchauffe. La nuit, à trois dans un lit, on s'accroche, et se dispute, avec les pieds, la bouteille en verre, celle de la limonade, rempli d'eau bouillante.

Ces belles lampes à pétrole que déjà on trouvait chez les antiquaires n'étaient pas là pour décorer. Je me souviens de ce tube fragile qui noircissait lorsque la flamme s'approchait, de cette mèche large qui devait bien tremper dans le liquide, de ces chamailleries entre frères pour faire ses devoirs au plus près de la lumière. A posteriori, je comprends mon horreur des lumières tamisées.
Les résultats étaient tout de même très honorables et les prix d'excellence ne dépendaient pas encore, à ce stade de la scolarité, des conditions de vie de la famille.

C'est au cimetière qu'on devait l'essentiel. En ces temps-là, comme les églises, ils restaient ouverts jour et nuit. Ainsi son robinet était le point d'eau salvateur. Nous venions y remplir deux seaux en métal, trop lourds, même vides, pour des petits bras d'enfants. Les deux cents mètres qui nous séparaient de cette source avaient eu la bonne idée de monter à l'aller. Le retour en était meilleur pour le moral mais plus douloureux pour le corps. Les seaux, bien sûr, arrivaient à moitié vidés et les haltes étaient nombreuses. On tiendrait jusqu'au pommier, puis jusqu'au cerisier, allez, jusqu'au noyer...
Mon père me raconta, un peu honteux, comment il avait acquis ces deux récipients. Il n'avait pas osé refuser à l'épicier les deux seaux que celui-ci lui tendait en réponse à sa demande : Avec une liaison un peu trop marquée "des œufs" s'étaient transformés en "deux seaux".

Le patron propriétaire finit par avoir gain de cause et nous partîmes dans la ville voisine. Les toilettes, la salle de bains et la promiscuité d'un immeuble arrivèrent la même année. L'année suivante, c'était le tour de la télévision et du collège.

Ce que nous gagnions en confort, nous le perdions en liberté.

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